Discussion avec Chris Durban
Cet article est extrait du Journal Traduire dans le monde de demain édité par Edvenn
Edvenn : Bonjour Chris ! Merci de nous accorder de votre temps. Aujourd’hui, nous allons revenir sur un sujet que vous évoquez souvent : les marchés dits « premium » en traduction. D’abord, ces marchés existent-ils ou ne sont-ils qu’un mythe ?
Chris Durban : Il existe bel et bien des segments de marché plus rentables que d’autres en traduction. Ce qui les distingue, c’est avant tout la conscience qu’y ont les clients des risques en jeu. C’est pour cela qu’ils sont prêts à allouer un budget plus conséquent.
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Découvrir les formationsNous parlons ici des segments de marché où une erreur de traduction peut avoir des conséquences lourdes, potentiellement très coûteuses, voire dramatiques. Les clients sensibles à cette notion de risque vont chercher à obtenir un maximum de garanties, quitte à y mettre le prix. Donc un premier conseil pour identifier les marchés premium : cherchez des secteurs portant sur des sujets sensibles, à haut niveau de risque. À condition d’être à la hauteur, bien entendu, d’être capables de livrer d’excellentes traductions grâce à votre spécialisation et à votre plume.
Votre carrière n’est pas un sprint, c’est un marathon.
Chris Durban
Edvenn : Que recherchent les clients de ces marchés premium ? Peut-on leur trouver des traits communs ?
Chris Durban : Beaucoup de clients sur ces segments de marché ont déjà vécu une mauvaise expérience de traduction et se méfient – à raison, selon moi. Trop de prestataires – indépendants et agences – « survendent » en prétendant fournir une qualité qui n’est absolument pas dans leurs cordes, et cela pour diverses raisons.
Par exemple, sur les créneaux qui m’intéressent, annoncer que l’on peut traduire 10 000 mots par jour (« grâce aux nouvelles technologies ») n’est pas une performance : c’est la preuve que le prestataire n’a pas bien compris la notion de risque.
En premium, les traducteurs travaillent les textes en profondeur. Pour eux, il est juste évident que l’on va lire entre les lignes pour traiter non seulement l’explicite mais aussi l’implicite. On va prendre le temps de réfléchir, de soupeser et de choisir avec précision chaque formulation. Parce que tout est stratégique.
Bien sûr, il nous arrive de travailler contre la montre, mais toujours avec cette conscience aiguë de l’importance des nuances. C’est tout le contraire des marchés du vrac. Dans certains domaines, la pénurie d’experts est telle que les clients désespèrent de trouver des traducteurs vraiment spécialisés, vraiment qualifiés. Des linguistes capables de pénétrer leur univers et de lire entre les lignes. De poser les bonnes questions, par exemple pour bien comprendre les notions restées involontairement floues dans l’original.
J’ai déjà entendu des traducteurs, qui se disent pourtant experts, affirmer que ces segments de marché sont si minuscules qu’ils ne méritent pas que l’on s’y attarde, voire qu’ils se limitent à deux ou trois combinaisons linguistiques – dont l’anglais, bien entendu. Ce genre de commentaires me fait sourire, tout en me rappelant à quel point les « silos » figent certaines parties du monde de la traduction : si l’on n’a fait que du vrac, on s’imagine que c’est la terre entière. Et on a le plus grand mal à voir d’autres options, d’autres marchés, d’autres exigences – qui sont pourtant là.
Edvenn : Justement, qui sont les traducteurs spécialisés qui parviennent à s’implanter sur les marchés premium ? Peut-on dessiner un profil type ou définir des pré-requis communs ? Y-a-t-il des erreurs à ne pas commettre ?
Chris Durban : D’abord, on ne peut pas débarquer dans le secteur premium comme ça. Certaines compétences sont in-con-tour-nables.
Si maîtriser une langue à la perfection est important, ce n’est pas du tout suffisant : au-delà des techniques de traduction, il faut savoir passer d’une langue à l’autre avec force, conviction et élégance, avoir une excellente plume.
Maîtriser à fond un ou plusieurs domaines de spécialisation est également essentiel – mais en annoncer trop est irréaliste et carrément ridicule. Vous devez parler la langue de votre client.
Au-delà de ces conditions de base, des règles plus ou moins implicites entrent en jeu. On travaille en principe vers sa langue maternelle : les traducteurs capables de produire des textes de qualité dans plusieurs langues cibles sont si rares que vous n’avez pas intérêt à annoncer une brochette de langues cibles. Bien au contraire : il vaut mieux se concentrer sur sa langue maternelle, et travailler avec un réviseur compétent et expérimenté pour viser une qualité supérieure.
Quoi d’autre ? Il faut s’intéresser aux sujets que l’on traduit, poser des questions, proposer des solutions et justifier ses choix – le cas échéant en temps réel lors de (télé)réunions efficaces et ciblées avec les rédacteurs voire avec les dirigeants de l’entreprise. Or, nombre de traducteurs n’ont jamais appris à mener ce type d’interaction : présenter ses choix à l’oral, dans la langue du client, affiner, peaufiner, reformuler en direct, en présence des rédacteurs, des demandeurs ou même des utilisateurs du document à traduire. Proposer des solutions dans un tel contexte est un exercice auquel il faut se préparer, voire se former.
En prime, présenter des références et un portfolio de traductions déjà livrées aide à attirer l’attention du client, à le convaincre.
Enfin, l’erreur à ne pas commettre selon moi serait de se lancer en se disant « je me formerai sur le tas ». C’est une philosophie qu’un certain nombre de confrères et consoeurs adoptent, mais c’est très risqué. Cette approche soulève aussi une question fondamentale : que devient notre duty of care dans tout ça ? Que faisons-nous de notre responsabilité vis-à-vis des clients qui achètent un texte dans une langue étrangère, avec des enjeux spécifiques ? Il y va de notre éthique professionnelle.
Edvenn : Selon votre expérience, comment faire pour se positionner sur ces marchés premium ? Avez-vous des conseils à partager ?
Chris Durban : Il faut sortir du monde souvent fermé de la traduction pour voir de plus près ce qui se passe chez les clients potentiels : quels sont leurs priorités, leurs enjeux ? De quels types de textes ont-ils besoin, dans quels contextes ? Pour cela, il faut lire beaucoup, beaucoup, beaucoup ; faire des recherches en amont – en disséquant la presse, évidemment, mais aussi en compulsant les revues spécialisées, les analyses de grands spécialistes. Le tout dans ses langues sources et cible. Ensuite, vous vous organisez pour participer à des réunions, à des salons et autres colloques où ces clients potentiels se retrouvent entre eux.
C’est curieux : je vois souvent des traducteurs dépenser beaucoup d’énergie pour entretenir un réseau professionnel uniquement constitué d’autres traducteurs là où il faut voir plus loin.
Par exemple, vous venez d’identifier un client potentiel. Que faites-vous ? Eh bien, vous vous préparez : quel est son marché ? Qui sont ses clients ? Quels sont ses produits phare ? Comment l’entreprise est-elle structurée ? Où est-elle implantée, quelle est sa stratégie pour se développer à l’international ?…
Vous devrez aussi creuser des questions plus directement liées à notre coeur de métier : comment cette entreprise s’adresse-t-elle à ses parties prenantes ? Quelle langue de spécialité parle-t-elle, en externe comme en interne ? Quelle est sa langue ?… Impossible pour cette phase de rester superficiel. Il faut l’envisager comme un véritable parcours d’intégration, comme une acculturation approfondie. Nous sommes à notre compte, indépendants, d’accord, mais suivant cette démarche chaque traducteur doit se projeter comme un membre à part entière de l’équipe mobilisée chez le client. Je constate d’ailleurs que les traducteurs qui ont compris cette étape, lorsqu’ils échangent avec leur client sur un projet donné, disent volontiers « nous » et pas « vous ».
Enfin, quelle que soit sa spécialisation, il convient de se forger une solide connaissance du monde économique et du fonctionnement de l’entreprise. À ce propos, et face aux traducteurs persuadés qu’il n’existe pas de secteurs premium dans leur combinaison linguistique ou leur pays, j’ai pris l’habitude de poser une série de questions, pêle-mêle : quels sont les cinq secteurs les plus porteurs dans votre pays, votre région ou votre ville ? Y-a-t-il une bourse ? Est-elle ouverte tous les jours ? Quelles sont les cinq capitalisations boursières les plus importantes de votre pays, ses deux/ trois scientifiques de renommée mondiale, les cinq technologies les plus prometteuses ? Quelles sont les prochaines directives européennes qui vont impacter votre pays, région ou ville, et comment… ? Ces questions servent à rappeler à quel point on doit s’intéresser au monde des affaires, de la culture, de la science. On doit assurer une veille économique et investir du temps pour comprendre le fonctionnement de son pays.
C’est d’autant plus important que durant les études littéraires qui mènent le plus souvent au métier de traducteur, l’univers de la culture est généralement présenté comme un Graal. Car, après tout, nous sommes des intellectuels, n’est-ce pas ? Des intellectuels au parcours « noble », alors que le monde de l’entreprise – et l’économie dans son ensemble – est un peu… vulgaire.
Ce biais est largement répandu parmi les traducteurs. Pourtant, travailler avec des entreprises du CAC 40 ou de grands groupes internationaux peut être très stimulant intellectuellement, y compris quand on aime les défis linguistiques. Et pour travailler avec ces grands comptes, il est capital de bien comprendre leurs enjeux. Quel que soit le chemin choisi, vous former et vous informer en continu sera un passage obligé tout au long de votre carrière en traduction.
Je suis moi-même régulièrement des formations pour mettre à jour mes connaissances. C’est gagnant-gagnant, d’ailleurs, puisque tout en développant vos compétences, vous rencontrez des clients potentiels. Pensez-y : votre carrière n’est pas un sprint, c’est un marathon.
Pour aller plus loin…
Edvenn : Les marchés premium que vous décrivez ont en commun de générer une meilleure rentabilité pour les traducteurs. Comment fixe-t-on ses tarifs dans ce cadre ?
Chris Durban : Ah ! Quel tarif appliquer ? C’est la question que les jeunes traducteurs me posent le plus souvent. Je sais que certains « experts » conseillent de lister toutes ses dépenses, d’estimer le nombre de mots que l’on peut produire par heure ou par jour, et d’en déduire un tarif au mot. C’est sans doute mieux que rien, mais à mon avis ça reste une approche assez naïve.
Ce que je veux savoir en début de projet, c’est le budget global – du moins avoir un ordre d’idée qui m’aidera à me positionner sur un pourcentage. Mon objectif n’est pas de vous inciter à devenir trop gourmand, mais plutôt de vous inviter à aborder les choses sous des angles différents et à vous libérer de ce malaise que ressentent beaucoup de traducteurs dès qu’il s’agit de parler d’argent. Il y a même des chances que les clients vous prennent plus au sérieux !
Chris Durban est traductrice (du français vers l’anglais) et rédactrice, spécialisée en communication financière et institutionnelle, communication de crise, relations investisseurs et stratégie d’entreprise. Ses clients sont des sociétés cotées, des grands groupes et des PME, et des institutions financières, en France et à l’étranger.
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Être appeléCrédit photo : Tahlia Doyle